L’imposture démocratique de l’Espagne au lendemain de la mort de Franco

Lu dans L'imposteur de Javier Cercas (Arles - Actes sud, 2015)

« Marco a réinventé sa vie à un moment où le pays entier était en train de se réinventer. C'est ce qui s'est passé pendant la transition de la dictature à la démocratie en Espagne. À la mort de Franco, presque tout le monde s'est mis à se construire un passé pour s'intégrer au présent et préparer l'avenir. Les politiciens l'ont fait, les intellectuels et les journalistes de premier, deuxième et troisième ordre l'ont fait, mais aussi le commun des mortels ; les militants de tout comme les militants de gauche l'ont fait, les uns autant que les autres désireux de montrer qu'ils étaient démocrates depuis toujours et que, pendant le franquisme, ils été des opposants clandestins, des officiels maudits, résistants silencieux ou des antifranquistes en sommeil ou actifs. Tout le monde n'a pas menti avec la même science, la même effronterie, la même insistance, bien sûr, et rares furent ceux qui réussirent à s'inventer entièrement une identité nouvelle ; la majorité s'est contentée de maquiller ou d'embellir son passé (ou de finalement lever le sur une intimité pudiquement ou opportunément cachée jusqu'alors). Quoi qu'il en soit, tout le monde l'a fait tranquillement, sans embarras moral ou sans trop d'embarras moral, sachant que tout le monde en faisait autant et par conséquent tout le monde l'acceptait ou le tolérait et que personne n'avait intérêt à faire des révélations sur le passé de qui que ce soit parce que tout le monde avait des choses à cacher : au milieu des années 1970, de fait, le pays entier portait sur ses épaules quarante années de dictature à laquelle personne n'avait dit Non et à laquelle presque tout le monde avait dit Oui, avec laquelle presque tout le monde avait collaboré de gré ou de force et durant laquelle presque tout le monde avait prospéré, une réalité qu'on a essayé de cacher ou de maquiller ou d'embellir, tout comme Marco avait embelli ou maquillé .ou caché la sienne, en inventant un passé individuel et collectif fictif, un passé noble et héroïque pendant lequel très peu d'Espagnols avaient été franquistes, un passé pendant lequel avaient été résistants ou dissidents antifranquistes précisément tous ceux qui n'avaient pas levé le petit doigt contre le franquisme ou qui avaient travaillé avec lui, main dans la main. »

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